Histoires désobligeantes (Léon Bloy)

Contemporain et ami de Huysmans et de Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy n’a malheureusement pas connu leur succès de son vivant. Remercions les éditions L’arbre Vengeur de lui redonner ses lettres de noblesse !

Voici une bien belle galerie de portraits, peints à partir d’un étrange mélange de vitriol et de profonde humanité. On y retrouve la verve d’un Mirbeau ou d’un Champsaur, et la douceur d’un Maupassant. Bloy y développe un sens aigu de l’observation, une extrême finesse d’analyse, un goût pour les images farfelues et pour les bons mots.

Un musée de l’âme humaine à découvrir avec volupté et qui vous laissera, à n’en pas douter, un beau sourire aux lèvres !

(…) Je ne crois pas que je sentirai jamais un si noir frisson qu’en ce lointain jour où, côte à côte sur un banc du Jardin des Plantes, il me fit entendre ceci :

– Mon avarice vous fait peur. Eh bien ! mon petit homme, j’ai connu un prodigue, d’espèce moins rare qu’on ne pense, dont l’histoire vous donnera peut-être l’envie de baiser mes loques avec respect, si vous êtes assez doué pour la comprendre. Ce prodigue était un maniaque – naturellement. C’est toujours facile à dire et cela dispense de tout examen profond. C’était même, si vous voulez, un monomaniaque. Son idée fixe était de jeter le PAIN dans les latrines ! Il se ruinait dans ce but chez les boulangers. On ne le rencontrait jamais sans un gros pain sous le bras, qu’il s’en allait, en sautillant d’aise, précipiter dans les goguenots de la populace. Il ne vivait que pour accomplir cet acte et il faut croire qu’il en éprouvait de furieuses jouissances; mais sa joie devenait du délire quand l’occasion se présentait d’en offrir le spectacle à de pauvres diables crevant de faim. Il avait trente mille francs de rente, celui-là, et se plaignait de la cherté du pain. Méditez attentivement cette histoire vraie qui ressemble à un apologue.

Je n’eus pas le désir de baiser les loques de M. Pleur, mais son récit me fut assez clair, sans doute, car je crus entendre galoper, au-dessous de moi, toute la cavalerie des abîmes. (La religion de M. Pleur)

(…) L’infortuné d’Aurevilly, qui devait un jour succomber aux trames d’une araignée noire de l’occultisme languedocien, ne haïssait point d’attiser la rage de ce métromane volcanique, décidément incapable d’accepter une considération, même distinguée, qui n’eût pas été la première, ou mieux encore, l’exclusive considération.

Damascène Chabrol avait été médecin, ou plutôt il l’était toujours, car on dirait que la médecine imprime caractère aussi bien que le Sacerdoce. Mais, n’ayant pas absolument besoin de gagner sa vie, il s’était, de très bonne heure, dégoûté de purger des négociants ou d’analyser leurs sécrétions. En conséquence, il avait lui-même vomi sa clientèle, – pour ne pas employer un terme plus fort dont il faisait un fréquent usage, – et s’était généreusement acharné à la plus intensive culture des vers.

Je crus, dans le temps, qu’il n’était pas tout à fait indigne de pincer la lyre et, si ma mémoire est fidèle, ce fut l’opinion de quelques autorités.

Dieu sait ce que j’en pourrais penser aujourd’hui! Mais la vie est si courte, hélas! et de durée si peu certaine, que je craindrais vraiment d’élimer le tissu précieux de mon existence en recherchant, sous les poussières accumulées de vingt-cinq ans, les deux ou trois recueils oubliés qu’il publia.

J’ajoute qu’en supposant même du génie à ce disparu, nul poème écrit de sa main ne pourrait encore égaler l’inégalable poème de la nuit que nous passâmes ensemble chez lui, rue de Fleurus, quatre jours avant sa terrible mort, et qui ne fut pas, – je vous prie d’en être inébranlablement persuadés, – une nuit d’amour. (Le parloir des tarentules)

(Commander/Réserver)